Télétravail, flex office, ubérisation, automatisation croissante des tâches, quête de sens… : le travail est aujourd’hui le lieu de multiples changements, tant pour les entreprises que pour les salariés, et pour la protection sociale de demain. Pour le porteparole des institutions de prévoyance qu’est le CTIP, il est essentiel de nourrir la réflexion collective sur ce sujet. Ainsi, en avril dernier, le CTIP a organisé, autour de ce thème et sous la houlette de sa propre présidence, un événement destiné aux présidences paritaires de ses adhérents. Durant cette matinée, qui a rassemblé une centaine de personnes, trois experts du monde du travail, Romain Bendavid, Laetitia Vitaud et Hervé Chapron, ont présenté leurs visions des mutations en cours. Ils retracent ici pour « Prévoyance » les grandes lignes de leurs interventions.
« La protection sociale et le travail sont trop souvent présentés comme des charges et des coûts. »
Hervé Chapron
Hervé Chapron est membre du Comité directeur du Cercle de Recherche et d’Analyse sur la Protection Sociale (CRAPS) et ancien Directeur général adjoint de Pôle emploi.
Quelles évolutions de notre modèle social impactent le travail ?
Hervé Chapron : Depuis des décennies, le modèle social conçu en 1945 est progressivement remis en question. De plus en plus d’actifs se trouvent de facto exclus de la protection sociale ou risquent de l’être. Les chômeurs de longue durée sont nombreux à avoir basculé dans les régimes de solidarité. Et l’assurance chômage a finalement été étatisée et les droits des chômeurs réduits.
Nous sommes ainsi sur la route d’une étatisation qui laisserait sur le bas-côté la traditionnelle gestion paritaire de nos régimes. L’État, lui-même en déficit chronique, prend prétexte des déficits sociaux pour remettre en question notre système de protection sociale.
Vilipendés en haut lieu, les corps intermédiaires sont continuellement contestés dans leur raison d’être lorsqu’ils défendent les droits des salariés. Au lieu d’être valorisés comme un investissement et un atout économique, la protection sociale et le travail sont trop souvent présentés comme des charges et des coûts. Pour résoudre la question du pouvoir d’achat, la distribution par l’État est devenue le « couteau suisse » de toutes les politiques. On en perçoit pourtant les limites.
À quoi est due cette évolution ?
H.C. : La remise en cause de la démocratie sociale est aussi celle du modèle social issu du programme du Conseil National de la Résistance. Elle reflète une logique du « tout marché » à côté de celle de l’étatisation : rien ne doit se situer entre les deux. Les grandes négociations sociales entre les partenaires sociaux sont étroitement cadenassées par des « lettres de cadrage » technocratiques.
Mettant à mal les fondements de l’État-Providence, une telle approche à courte vue montre que les sondages pèsent davantage que la représentativité des partenaires sociaux. Malheureusement, on voit que cette démarche peut déboucher sur des crises comme celle des « Gilets jaunes ».
L’entreprise peut-elle apporter la protection sociale qui fait défaut ?
H.C. : Des évolutions du type « entreprise à mission » sont mises en avant. Face aux mutations du travail marquées par un éclatement du projet collectif, prenons cependant garde à la montée de l’inégalité des chances devant l’entreprise ! Autoentrepreneurs, salariés de TPE ou de grandes entreprises, etc. les statuts sont nombreux. Or tous n’ont pas les mêmes droits. Et beaucoup d’actifs restent largement oubliés par les entreprises : les salariés aidants, les indépendants des plateformes, les « premières lignes » : caissières, éboueurs, etc. Ils sont pourtant indispensables ! Et cette déshérence a des conséquences très concrètes en termes de nouveaux risques : charge mentale, montée des risques psychosociaux, etc. Le dialogue social de branche et d’entreprise doit effectivement s’en saisir pour apporter des réponses, par exemple au bénéfice des aidants d’un proche âgé ou handicapé. Un salarié sur quatre sera concerné en 2030.
Enfin, la nouvelle économie numérique est porteuse de menaces. La richesse immense concentrée par une poignée d’acteurs du type GAFAM s’accompagne d’effectifs salariés relativement réduits dans ces entreprises.
À l’autre bout de la chaîne, beaucoup d’emplois peu qualifiés et peu rémunérateurs sont créés. Cette évolution, que les progrès de l’intelligence artificielle prolongent, pose un défi de taille au financement de la protection sociale.
« Alors que les statuts se multiplient, prenons garde à la montée de l’inégalité des chances ! »
Hervé Chapron
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« Le salariat reste dominant mais il a changé de nature. »
Laetitia Vitaud
Laetitia Vitaud, auteure, journaliste et conférencière, est experte au sein du Lab de Welcome to the Jungle France et fondatrice de Cadre Noir, société spécialisée dans les recherches sur l’avenir du travail et de la consommation.
D’où provient la quête de sens que vous constatez dans le travail ?
Laetitia Vitaud : La quête de sens est générale et pas seulement réservée aux cadres. Elle résulte du désalignement des intérêts entre employeurs et employés. On a longtemps vécu dans un modèle fordiste du salariat caractérisé par des contraintes fortes en termes d’organisation, d’horaires et de contrôle, mais aussi de contreparties fortes que les syndicats négociaient collectivement : salaires, congés, protection sociale, etc. En particulier, le pacte implicite voulait que la rémunération soit suffisante pour permettre l’accès au logement.
Aujourd’hui, le logement ne fait plus partie du « package ». Les contreparties se sont affaiblies alors que les contraintes sont encore bien présentes. D’où la quête de sens et la revendication d’une plus grande autonomie et de davantage de flexibilité.
Cette quête de sens s’est accompagnée de l’émergence de nouvelles formes de travail.
Certains évoquent la fin du salariat. Est-ce un mythe ou une réalité, selon vous ?
L. V. : On a beaucoup parlé d’ubérisation du travail. Cela ne s’est pas produit, ou seulement à la marge. Même si le salariat a légèrement reculé depuis son pic autour des années 2000, il reste archi-dominant. Mais il ne s’agit plus exactement du même salariat.
On assiste à une fragmentation contractuelle avec une progression des relations de prestation (externalisation), de la multi-activité et du portage salarial, une abolition de la frontière entre salariés et indépendants. Plus profondément, les emplois de production diminuent et laissent place à des emplois dans « l’entretien » ou le « care » : le soin prodigué aux personnes âgées, le travail à domicile, l’hôtellerie-restauration, l’enseignement, etc. Or l’imaginaire collectif reste marqué par la production et manque de repères pour valoriser ces nouveaux métiers.
Venons-en au travail à domicile. Vous estimez que cette tendance de fond a d’importantes répercussions, qui ne sont pas toutes positives…
L. V. : Effectivement, il y a un retour du travail dans la sphère domestique, via le télétravail. Ce changement est majeur car il renvoie à l’organisation du travail d’avant la révolution industrielle, où une partie de la production se faisait au domicile. Il concerne surtout les cadres et les indépendants qui peuvent recréer leur environnement de travail grâce aux outils collaboratifs. Il concerne aussi entre un et deux millions de travailleurs qui offrent des services de ménage, de garde d’enfants, de soins, etc. au domicile de leurs clients ou chez eux.
Or, la fragmentation ne va pas sans défis. Le salarié se trouve de plus en plus isolé et sa santé mentale s’en ressent. Depuis la crise sanitaire, on a observé l’expression d’un mal-être au travail plus répandu qu’avant. D’autant qu’à la maison, on doit aussi s’occuper des tâches domestiques. Pour les femmes, cela peut être la double peine. La fragmentation tend aussi à faire perdre la vision d’ensemble du travail lorsqu’elle s’accompagne d’une sous-traitance en cascade. C’est donc la cohérence d’ensemble du travail qu’il faut retrouver. Pour cela, un retour de l’approche collective dans le travail est nécessaire.
« Le retour du travail dans la sphère domestique, via le télétravail, renvoie à l’organisation du travail d’avant la révolution industrielle. »
Laetitia Vitaud
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« On assiste à une prise de distance par rapport au travail. »
Romain Bendavid
Romain Bendavid est Directeur de l’Expertise Corporate & Work Expérience à l’Ifop. Il est également expert associé auprès de la Fondation Jean Jaurès.
Quels bouleversements observez-vous dans le monde du travail ?
Romain Bendavid : Ils sont multiples et difficiles à saisir. En particulier parce qu’ils sont impulsés par les salariés eux-mêmes. C’est une révolution par le bas à laquelle nous assistons. Et c’est aux employeurs de s’adapter. Comme souvent en France, les changements ont été soudains. Cela a été le cas avec le télétravail. Dans plusieurs pays voisins, sa pratique était déjà en cours avant la crise du Covid. En France, le grand saut s’est fait en l’espace de quelques jours.
Aujourd’hui, le principal changement dans le rapport au travail tient à la place moins centrale, moins structurante qu’il avait auparavant. Les Français ne sont plus que 21 % à déclarer cette place « très importante » contre 60 % il y a une trentaine d’années (1990). Cette caractéristique touche toutes les catégories.
« Les Français ont davantage confiance dans l’entreprise pour en faire bouger les lignes, que ce soit en matière d’utilité sociale, de made in France, de démocratie sociale ou d’inclusion. »
Romain Bendavid
Comment analyser cette moindre place du travail ?
R. B. : Longtemps, le travail a été au centre des débats, tant politiques que philosophiques.
Historiquement, il avait pris le relais de la famille comme instance d’organisation de la solidarité à travers la « division sociale du travail » théorisée à la fin du 21e siècle par le sociologue Émile Durkheim. C’est moins vrai aujourd’hui. À court terme, la crise sanitaire a été un catalyseur des changements en gestation. La résilience face à la crise a suscité une plus grande confiance en eux chez les salariés tandis que le confinement a été l’occasion d’une réflexion sur le sens de la vie et la place du travail.
Parmi les tendances à plus long terme, le sentiment s’est développé, chez beaucoup de salariés, d’être les perdants des évolutions du travail. Les causes sont multiples mais on peut noter, entre autres, un manque de reconnaissance du travail à sa juste valeur, véritable talon d’Achille de la culture managériale française. Toutefois, attention aux interprétations trop rapides, il ne s’agit pas d’un rejet du travail mais d’une prise de distance avec l’emploi.
On évoque parfois la perte de sens liée au travail…
R. B. : Les ambitions sont moins grandes vis-à-vis du travail. Elles se traduisent davantage par des attentes concrètes liées au bien-être. Les Français attendent plus d’autonomie dans l’organisation de leur travail. Depuis des années, les employeurs ont réclamé plus de flexibilité. À présent, les salariés veulent eux aussi de la flexibilité dans l’organisation, les horaires et le temps de leur travail, qui doit s’adapter à leur vie.
Et, bien sûr, il y a la quête de sens. On veut un travail qui soit utile pour soi et pour la société. La crise sanitaire a mis en avant les premières et deuxièmes lignes, les métiers réellement utiles au quotidien. En parallèle, les Français ont davantage confiance dans l’entreprise pour en faire bouger les lignes, que ce soit en matière d’utilité sociale, de made in France, de démocratie sociale ou d’inclusion.